Au milieu du XIVe siècle, la France traverse une période de troubles obscurs et funestes. La guerre de Cent Ans, commencée en 1337 entre la France et l’Angleterre, s’intensifie, le royaume de France, affaibli par des défaites militaires et des divisions internes, est ravagé par les pillages des mercenaires et des soldats anglais en quête de butin. À cette situation désastreuse s’ajoute la Grande Peste dès 1347, qui décime une large partie de la population européenne, provoquant un effondrement démographique et économique sans précédent dans l’histoire de l’Occident.
En 1356, le royaume de France subit une terrible défaite à la bataille de Poitiers, au cours de laquelle le roi Jean II le Bon est capturé par les Anglais. Cette défaite humiliante plonge le royaume dans une crise politique majeure : le Roi n’est plus en son pays… Charles, le dauphin et futur Charles V tente de gouverner un royaume fracturé par des querelles entre la noblesse, le clergé et la bourgeoisie sans réussir à instaurer une réelle autorité. Le Nord du Royaume est alors livré au pillage et à la haine avec des bandes de routiers mercenaires errant dans les campagnes, volant et tuant sans pitié.
« Chroniques sire JEHAN FROISSART », Gallica, folio 207r, la bataille de Poitiers en 1356 (texte en français)
Dans ce contexte chaotique, les paysans français, dont la lourdeur des impôts et des corvées féodales sont à relativiser, voient leur situation se dégrader franchement. La guerre a entraîné la destruction de récoltes et de villages entiers, tandis que la pression fiscale augmente pour financer les rançons et les opérations militaires. Les seigneurs, eux-mêmes appauvris par la guerre, tentent de compenser leurs pertes de finances et d’honneur en augmentant les redevances ce qui intensifie le fardeau pesant sur les paysans. Et tout ceci dans un contexte d’insécurité puisque les milices locales ne peuvent rien face aux mercenaires désoldés qui “vivent dur le pays”. Les nobles qui devaient assurer paix et protection ne tiennent plus leur rôle, ce qui alimente un profond ressentiment parmi la population rurale.
Le déclenchement de la Jacquerie résulte donc d’une accumulation de tensions sociales, mais il est également favorisé par des événements politiques récents. En février 1358, Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris, tente de prendre le contrôle de Paris en profitant de la faiblesse du dauphin Charles. Marcel, appuyé par une partie de la bourgeoisie parisienne, entre en conflit ouvert avec la noblesse et se présente comme un défenseur des intérêts populaires.
Le sentiment de rébellion se développe parmi les paysans. Les soit disantes exactions des nobles, combinées aux rumeurs circulant dans les campagnes selon lesquelles ces derniers comploteraient pour anéantir les classes laborieuses, exacerbent les tensions. C’est ainsi que le 28 mai 1358, dans le village de Saint-Leu-d’Esserent, près de Beauvais, la révolte éclate sous l’impulsion de Guillaume Cale (ou “Caillet”), un paysan qui devient rapidement le chef des insurgés.
Jacques Bonhomme (ou Guillaume Cale) par Victor Nicolas, plâtre, 1934
Le soulèvement se lance dans toute la région du Beauvaisis avant de s’étendre rapidement à d’autres régions du nord de la France, notamment l’Île-de-France, la Picardie et la Champagne. Les paysans insurgés, surnommés les “Jacques” (un terme péjoratif désignant les paysans, dérivé de “Jacques Bonhomme”, surnom que donne Froissart à Guillaume Cale. De fait le surnom venait en premier lieu de la jacque, vêtement court des paysans ou protection rudimentaire des fantassins.), attaquent les châteaux seigneuriaux (et non royaux), pillent les résidences nobles et massacrent les aristocrates, hommes, femmes et enfants, avec une violence inouïe. Les nobles sont perçus non seulement comme des oppresseurs, mais aussi comme des traîtres incapables de défendre leurs terres contre les Anglais et les mercenaires.
Jean Froissart relate dans ses chroniques : « Ils déclarèrent que tous les nobles du royaume de France, chevaliers et écuyers, haïssaient et trahissaient le royaume, et que cela serait grands biens que tous les détruisent. […] Lors se recueillirent et s’en allèrent sans autre conseil et sans nulle armure, seulement armés des bâtons ferrés et de couteaux, en premier à la maison d’un chevalier qui près de là demeurait. Si brisèrent la maison et tuèrent le chevalier, la dame et les enfants, petits et grands, et brûlèrent la maison. […] Ils tuèrent un chevalier et boutèrent en un hâtier et le tournèrent au feu, et le rôtirent devant la dame et ses enfants. »
La révolte se caractérise par une brutalité extrême. Les récits contemporains, notamment ceux du chroniqueur Jean Froissart, décrivent des scènes de massacres et de pillages où les paysans s’en prennent violemment à leurs seigneurs. Les insurgés détruisent les symboles du pouvoir féodal en brûlant les chartes seigneuriales et en démolissant les forteresses. Certains châteaux sont assiégés et leurs occupants exécutés.
Toutefois, la Jacquerie n’est pas un mouvement bien organisé. Les paysans, peu armés et mal coordonnés, manquent d’une véritable stratégie militaire. Si Guillaume Cale parvient à donner une certaine cohésion à la révolte, il se heurte rapidement à la réaction violente de la noblesse, qui s’organise pour réprimer le soulèvement.
La réaction des nobles face à la Jacquerie est autoritaire. Sous la direction de Charles le Mauvais, roi de Navarre et allié des seigneurs français, une armée est rapidement constituée pour écraser les insurgés. Charles, qui a des ambitions politiques et voit dans la révolte une opportunité de renforcer sa position, prend personnellement part à la répression.
La ville de Meaux est assiégée pour y déloger les malfaiteurs qui y sont en nombre (je laisse le loisir au lecteur de déchiffrer la page suivante pour plus de descriptions à ce propos).
« Chroniques sire JEHAN FROISSART », Gallica, folio 226v, bataille de Meaux en Brye
Le tournant fatal de la Jacquerie a lieu à coté de Mello, près de Clermont-en-Beauvaisis, les 9 et 10 juin 1358. Guillaume Cale, ayant tenté de négocier avec Charles le Mauvais, est capturé par fourberie et exécuté sur-le-champ. Privés de leur chef, les paysans sont massacrés par les forces nobles, qui vengent les humiliations subies. Froissart rapporte que des milliers de paysans sont tués, souvent dans des conditions atroces, et que les nobles font preuve d’une cruauté extrême en mutilant et en brûlant vifs les insurgés capturés. Toutefois les remarques de ce chroniqueur sont à relativiser : les seigneurs n’ont pas réel intérêt à massacrer la main productive de la France, il s’agit surtout de donner un exemple autoritaire.
La répression s’étend toutefois au-delà de la bataille de Mello. Dans les semaines qui suivent, les soldats français parcourent les campagnes pour éclater les derniers foyers de résistance. Des villages entiers sont détruits et certains paysans, accusés d’avoir participé à la révolte, sont pendus ou exécutés sommairement. La Jacquerie, n’aura duré que quelques semaines, elle laisse une marque de sang sur les terres du Nord ! On retrouve toutefois de nombreuses lettres de rémission accordée par la clémence du Roi. Elle rétablisse d’anciens insurgés dans la légalité et la “fame”, c’est à dire la réputation.
Cet épisode de 1358 marque un tournant dans l’histoire sociale de la France médiévale. Si le soulèvement est écrasé rapidement, il laisse des traces profondes dans la mémoire collective.
En outre, la Jacquerie s’inscrit dans un contexte plus large de révoltes paysannes à travers l’Europe, comme la révolte des paysans en Angleterre en 1381. Toutefois elle est une des rares révoltes d’Occident qui porte son combat contre la noblesse. Les révoltes des croquants au XVIIème siècle suivirent aussi cette idée mais la plupart des soulèvements étaient liés aux famines, aux guerres ou à la foi. Avant 1791, aucune révolte ne se lève contre le Roi ou le système. Les hommes du pays de France (pour parler largement) sont attachés à sa figure, il est le Père des pères, l’oint de Dieu !
sources :
« Chroniques sire JEHAN FROISSART »
dictionnaire de la guerre de cent ans, dir. J-M Moeglin, Bouquins, Paris, 2023